7. Là Où Les Anges Ont Peur De S'Aventurer

Simon fut réveillé au beau milieu d'un rêve de soleil et de sang par une voix qui l'appelait.

      Simon ! Simon, debout !

Il se leva d'un bond - parfois, il s'étonnait encore de la rapidité de ses mouvements - et se retourna dans les ténèbres de sa cellule.

  Samuel ? chuchota-t-il en scrutant l'obscurité. Samuel, c'est vous ?

   Approche-toi de la fenêtre, Simon.

A présent, la voix, vaguement familière, trahissait une certaine irritation. Simon la reconnut sur-le-champ et, jetant un coup d'œil à travers les barreaux, il vit Jace agenouillé dans l'herbe, une pierre de rune à la main, qui le regardait en s'efforçant de dissimuler son agacement.

   Tu faisais un cauchemar ou quoi ?

   Peut-être que je ne suis toujours pas réveillé.

Simon avait les oreilles qui bourdonnaient. S'il avait encore eu un pouls, il aurait pensé que c'était le sang qui battait dans ses veines, mais la pulsation semblait à la fois plus ténue et plus proche.

La pierre de rune dessinait des jeux d'ombre et de lumière étranges sur le visage blême de Jace.

   Alors c'est là qu'ils t'ont mis. Je ne savais même pas qu'ils se servaient encore de ces cellules.

Il jeta un coup d'œil de part et d'autre.

   D'abord, je me suis trompé de fenêtre. J'ai flanqué une sacrée frousse à ton camarade d'infortune, c’est moi qui te le dis ! Belle gueule, malgré la barbe et les haillons. Il me rappelle les clochards de chez nous.

À cet instant, Simon découvrit l'origine du bourdonnement. La rage. Il sentit vaguement l'extrémité de ses crocs frotter contre sa lèvre inférieure.

    Je suis ravi que tout ça t'amuse, lâcha-t-il.

   Tu n'es pas content de me voir, c'est ça ? Je dois admettre que je suis surpris. On m'a toujours dit que ma présence suffisait à illuminer une pièce. Je croyais que c'était doublement valable dans une prison humide.

   Tu savais ce qui allait arriver, pas vrai ? « Ils te renverront directement à New York », hein ? « Aucun problème. » Sauf qu'ils n'en avaient pas du tout l'intention.

   Je n'étais pas au courant.

Jace soutint son regard sans ciller.

   Je sais que tu ne me croiras jamais, mais je pensais dire la vérité.

   Soit tu mens, soit tu es un idiot.

   Alors je suis un idiot.

   Je suis tenté de croire que tu cumules les deux.

Je n'avais aucune raison de te mentir. Et cesse de montrer les crocs. Ça me rend nerveux.

Tant mieux. Si tu veux savoir pourquoi, c'est parce que je flaire l'odeur du sang.

C'est mon eau de Cologne. Eau de coupure récente.

Jace leva sa main gauche emmaillotée dans de la gaze tachée de sang.

Simon fronça les sourcils.

   Je croyais que, chez vous, on guérissait vite.

Ma main est passée à travers une fenêtre, et Alec met un point d'honneur à ce que je cicatrise comme un Terrestre, histoire de me donner une leçon. Tu vois, je t'ai dit la vérité. Ça t'épate, hein ?

  Non. J'ai d'autres chats à fouetter. L'Inquisiteur me harcèle de questions, et je n'ai pas les réponses. Il persiste à m'accuser d'avoir mis mes pouvoirs de vampire au service de Valentin. Il croit que j'espionne pour son compte.

Une lueur d'inquiétude s'alluma dans les yeux de Jace.

   Aldertree a dit ça ?

   Il insinue que l'Enclave n'en pense pas moins!

Ça sent mauvais. S'ils décrètent que tu es un espion, les Accords ne s'appliqueront plus à ton cas. Pas s'ils se convainquent que tu as enfreint la Loi, en tout cas.

Jace jeta un regard furtif autour de lui avant de poursuivre :

   On ferait mieux de te faire sortir d'ici.

   Et ensuite ? Où me cacherez-vous ?

Simon s'étonna de sa réaction. Il n'avait qu'une envie quitter cet endroit, et pourtant les mots avaient jailli de ses lèvres.

   Il y a un Portail ici, dans l'enceinte de la Garde. Si on le trouve, je te renverrai...

   Et tout le monde saura que tu m'as prêté main forte. Jace, ils n'en ont pas qu'après moi. À vrai dire, je doute qu'ils s'intéressent à une Créature Obscure. Ils essaient de prouver que les Lightwood sont toujours en contact avec Valentin et qu'ils n'ont jamais quitté le Cercle.

Même dans la pénombre, Simon vit Jace blêmir.

   Mais c'est ridicule. Ils ont combattu Valentin sur le bateau. Robert a failli y laisser la vie... 

   D'après l'Inquisiteur, ils auraient sacrifié les Nephilim qui se battaient à leurs côtés pour donner l'illusion qu'ils étaient les ennemis de Valentin. Ils ont perdu l'Épée Mortelle, et c'est tout ce qu'il a retenu. Regarde, tu as essayé de mettre en garde l'Enclave, et ils n'en ont pas tenu compte. Maintenant, l'Inquisiteur cherche un bouc émissaire. S'il peut faire passer ta famille pour des traîtres, alors personne ne pourra blâmer l'Enclave pour ce qui s'est passé, et il sera libre de mener tranquillement sa barque sans rencontrer la moindre opposition.

Jace enfouit la tête dans ses mains, et tira distraitement sur ses cheveux.

   Je ne peux pas te laisser ici. Si Clary l'apprend... 

   J'aurais dû me douter que c'était ça qui t'inquiétait, répliqua Simon avec un rire amer. Alors ne lui dis rien. De toute façon, elle est à New York, D... (Il s'interrompit, incapable de prononcer le mot « Dieu ».) Tu avais raison. Je suis content qu'elle ne soit pas venue.

Jace releva la tête.

   Hein ?

  Ces gens de l'Enclave sont des fous. Qui sait ce qu'ils lui feraient subir s'ils avaient vent de ses pouvoirs ? Tu avais raison, répéta Simon et... (Et, comme Jace ne répondait pas, il ajouta :) Et tu ferais mieux de savourer ce moment. Je ne le redirai pas de sitôt,

Jace lui jeta un regard hébété, et Simon se remémora avec un frisson de malaise l'expression de son visage sur le bateau, alors qu'il agonisait, couvert de sang, sur le sol froid.

  Alors tu veux rester ici? dit-il enfin. Jusqu'à quand ?

  Jusqu'à ce qu'on ait trouvé une meilleure solution. Mais il reste un petit détail à régler.

Jace leva les sourcils.

   Lequel ?

  L'Inquisiteur a décidé de m'affamer. Je me sens déjà très faible. Demain, je serai peut-être... On verra bien. Mais je n'ai pas l'intention de céder. Et je ne veux plus jamais boire ton sang, ajouta-t-il en hâte. Du sang d'animal fera l'affaire.

   Je peux t'en procurer.

Jace hésita.

  Est-ce que tu as révélé à l'Inquisiteur que je t'avais laissé boire mon sang ?

Simon secoua la tête. Les yeux de Jace étincelèrent.

   Pourquoi ?

   Tu as assez d'ennuis comme ça, je suppose.

   Écoute, vampire, protège les Lightwood si ça te chante, mais ne t'occupe pas de moi.

Simon leva la tête.

   Pourquoi ?

Comme Jace le dévisageait de l'autre côté des barreaux, Simon put presque s'imaginer la situation Inverse : lui dehors, et Jace à l'intérieur de la cellule.

   Parce que, répondit-il, je ne le mérite pas.

Clary fut réveillée par un drôle de bruit. On aurait dit le tintement de cailloux sur une toiture en métal. Elle se redressa, jeta un regard ahuri autour d'elle. Le bruit se répéta. Après avoir repoussé sa couverture à contrecœur, elle alla ouvrir la fenêtre et un courant d'air glacé transperça son pyjama. Elle se pencha au-dehors en frissonnant.

Quelqu'un était debout au milieu du jardin et elle eut un coup au cœur en croyant reconnaître la haute silhouette mince aux cheveux ébouriffés. Puis l'intrus leva la tête et elle s'aperçut qu'il était brun. Pour la deuxième fois, elle avait espéré que ce soit Jace et ce notait que Sébastien.

Il tenait à la main une poignée de cailloux. Il sourit en la voyant et montra du doigt la treille. Elle secoua la tête et indiqua le bas de la maison : « Retrouve-moi devant la porte. » Après avoir refermé la fenêtre, elle dévala l'escalier. La matinée était bien avancée : le soleil entrait par les fenêtres, mais toutes les lumières étaient éteintes et la maison demeurait silencieuse. « Amatis doit encore dormir », pensa-t-elle.

Elle se dirigea vers la porte et poussa le loquet. Sébastien se tenait sur la première marche du perron, et elle éprouva de nouveau cette vague impression de déjà-vu. Elle esquissa un sourire.

   Tu jettes des pierres contre ma fenêtre. Je croyais qu'on ne faisait ça que dans les films.

   Joli pyjama, observa-t-il. Je t'ai réveillée ?

   Peut-être.

   Désolé mais ça ne pouvait pas attendre. Tu ferais mieux de remonter t'habiller. On passe la journée ensemble.

   Je te trouve bien sûr de toi, rétorqua-t-elle.

Mais pour les garçons dotés du physique de Sébastien, l'assurance allait sans doute de soi.

Elle secoua la tête.

    Je regrette mais c'est impossible. Je ne peux pas quitter la maison. Pas aujourd'hui.

Un pli de contrariété barra le front de Sébastien.

   Tu es sortie hier, non ?

   Je sais mais c'était avant...

« Avant qu'Amatis ne me mette plus bas que terre. »

    Je ne peux pas, un point c'est tout. Et, s'il te plaît, n'essaie pas de me convaincre, tu veux bien ?

    D'accord. Je n'insiste pas. Mais laisse-moi au moins t'expliquer la raison de ma venue. Et ensuite, promis, si tu veux que je parte, j'obéirai.

   Qu'y a-t-il ?

Il leva la tête, et elle se demanda comment des yeux aussi noirs pouvaient briller comme de l'or.

   Je sais où tu peux trouver Ragnor Fell.

 

Il fallut moins de dix minutes à Clary pour remonter les marches quatre à quatre, enfiler ses vêtement, griffonner un mot pour Amatis et rejoindre Sébastien qui l'attendait au bord du canal. Il sourit en la voyant courir vers lui, hors d'haleine, son manteau vert sous le bras.

— Je suis là, lança-t-elle en s'arrêtant devant lui. On y va ?

Sébastien insista pour l'aider à s'habiller.

Personne ne m'avait jamais aidé à mettre mon manteau auparavant, observa-t-elle en dégageant ses cheveux qui s'étaient coincés dans son col. A part peut-être les serveurs dans les restaurants. Tu as été serveur ?

Non, mais j'ai été élevé par une Française, lui rappela Sébastien, ce qui implique certaines manières.

Clary sourit malgré sa nervosité. Sébastien n'avait pas son pareil pour la mettre de bonne humeur, songea-t-elle avec un vague étonnement. Il était même trop doué.

Où allons-nous ?

Fell habite à l'écart de la ville, répondit Sébastien en prenant la direction du pont.

Clary lui emboîta le pas.

C'est loin ?

Trop loin pour marcher. Nous allons devoir trouver un moyen de transport.

Clary s'arrêta net.

Quoi ? Sébastien, il faut rester prudent. On ne peut pas révéler nos projets au premier venu. C'est un secret.

Sébastien la considéra d'un air pensif.

Je te jure sur l'Ange que l'ami qui nous emmène n'en soufflera mot à personne.

   Tu en es sûr ?

   Sûr et certain.

«Ragnor Fell», pensa Clary tandis qu'ils traversaient les rues bondées. « Je vais rencontrer Ragnon Fell. » En son for intérieur, l'excitation rivalisait avec l'inquiétude. Madeleine avait décrit Ragnor Fell comme un personnage hors du commun. Et s'il n'avait pas la patience ou le temps de l'écouter ? Si elle ne parvenait pas à le convaincre de son identité ? S'il ne se souvenait pas de sa mère ?

Pour ajouter à sa nervosité, chaque fois qu'elle croisait un garçon blond ou une fille brune aux cheveux longs, elle croyait reconnaître Jace ou Isabelle. Mais celle-ci choisirait probablement de l'ignorer si elles se rencontraient, pensa-t-elle avec tristesse, et Jace était sans doute chez les Penhallow en train de batifoler avec sa nouvelle petite amie.

   Tu as peur qu'on nous suive ? demanda Sébastien en surprenant son regard au moment où ils s'engageaient dans une petite rue à l'écart du centre ville.

   J'ai l'impression de croiser sans arrêt des gens que je connais, admit-elle. Jace ou les Lightwood.

   Je ne crois pas que Jace ait quitté la maison des Penhallow depuis son arrivée. Il passe le plus clair de son temps à bouder dans sa chambre. Et puis il s'est salement blessé à la main hier...

   Il s'est blessé ? Mais comment ?

Oubliant de regarder où elle marchait, Clary trébucha contre une pierre. Sur la route qu'ils avaient empruntée, les pavés avaient laissé place au graviers sans qu'elle s'en aperçoive.

   On y est, annonça Sébastien en s'arrêtant devant une palissade.

II n'y avait pas de maisons alentour : à la zone résidentielle avait brusquement succédé la campagne avec cette palissade d'un côté et, de l'autre, un chemin caillouteux qui descendait vers la forêt.

Un portail fermé par un cadenas s'encadrait dans la clôture. Sébastien sortit de sa poche une grosse clé et l'ouvrit.

   Je reviens tout de suite, lança-t-il en refermant le portail derrière lui.

Clary colla son œil à un interstice dans le bois de la palissade et distingua une cabane rouge au toit de bardeaux qui semblait dépourvue de porte et de fenêtres...

Le portail s'ouvrit et Sébastien réapparut avec un sourire jusqu'aux oreilles. Il tenait un harnais à la main. Un grand cheval blanc et gris avec une marque en forme d'étoile sur le front le suivait docilement.

   Ce cheval est à toi ? s'exclama Clary. Qui a un cheval, de nos jours ?

Sébastien caressa amoureusement sa monture.

   Chez les Chasseurs d'Ombres, beaucoup de familles ont un cheval à l'étable. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, il n'y a pas de voitures à Idris. Elles ne marchent pas bien avec tous ces boucliers dans les parages.

Il tapota le cuir clair de la selle, orné d'un blason représentant un serpent qui sortait d'un lac en ondulant. Le nom Verlac était inscrit au-dessous.

   En route !

Clary recula.

   Je ne suis jamais montée à cheval.

   C'est moi qui conduirai Wayfarer, la rassura-t-il,Tu seras assise devant moi.

Le cheval hennit doucement. Clary remarqua avec un certain malaise qu'il avait des dents énormes. Elle s'imagina ces dents s'enfoncer dans sa jambe et pensa à toutes ses camarades au collège, qui rêvaient de posséder un poney. Elles devaient être folles. « Un peu de courage, se dit-elle. Maman n'aurait pas hésité, elle. »

   Bon, lança-t-elle en soupirant. Allons-y.

 

 

Les bonnes résolutions de Clary durèrent le temps que Sébastien, après l'avoir aidé à se mettre en selle se hisse à son tour derrière elle. Il éperonna sa monture qui s'élança au triple galop sur la route caillouteuse, la contraignant à s'agripper si fort à la sella qu'elle laissa des marques d'ongles dans le cuir.

La route s'étrécissait à mesure qu'ils s'éloignaient de la ville, et bientôt d'épais bouquets d'arbres apparurent de chaque côté tels des murs de verdure bloquant la vue. Sébastien tira sur les rênes, le cheval ralentit, et le cœur de Clary se remit à battre normalement. Tandis que sa panique refluait, elle prit peu à peu conscience du corps de Sébastien contre le sien de ses bras autour d'elle et de son odeur, agréable et poivrée, très différente de celle de Jace, qui sentait le savon et le soleil. Non que le soleil ait une odeur mais s'il fallait en trouver une...

Clary serra les dents. Même en présence de Sébastien, alors qu'elle était en route pour rencontrer un puissant sorcier, elle se surprenait à penser à Jace. Elle s’efforça de se concentrer sur le paysage. Les arbres se raréfiaient et, à présent, la campagne s'étendait de chaque côté de la route, offrant une vue charmante bien qu'austère avec ses vastes étendues d'herbe traversées çà et là par un chemin de pierres. De délicates fleurs blanches, semblables à celles qu'elle avait pu observer dans la nécropole avec Luke, parsemaient les collines comme des flocons de neige.

   Comment tu as fait pour découvrir où habite Ragnor Fell ? demanda Clary comme Sébastien, d'un geste habile, faisait faire une embardée à sa monture pour éviter une ornière.

   Ma tante Élodie possède un sacré réseau d'informateurs. Elle sait tout ce qui se passe à Idris, même si elle n'y met jamais les pieds. Elle déteste quitter l'Institut.

   Et toi ? Tu viens souvent à Idris ?

   Non. La dernière fois, j'avais à peine cinq ans. Je n'avais pas revu mon oncle et ma tante depuis, alors je suis content d'être là. C'est l'occasion de rattraper le temps perdu. Et puis, Idris me manquait. Rien ne s'en rapproche. C'est la terre qui veut ça. Elle nous manque quand nous sommes loin.

   Jace avait le mal du pays, lui aussi. Mais je croyais que c'était le fait d'avoir été élevé ici. 

   Il a grandi dans le manoir des Wayland, n'est-ce pas ? C'est à deux pas de l'endroit où nous allons.

   Tu m'as l'air bien au courant.

   N'exagérons rien ! répliqua Sébastien en riant. Mais c'est vrai que la magie d'Idris opère sur tout le monde, même sur ceux qui, à l'instar de Jace, ont de bonnes raisons de détester cet endroit.

   Pourquoi dis-tu ça ?

Eh bien, c'est Valentin qui l'a élevé, non ? Il a dû vivre un enfer.

Clary hésita.

Je ne sais pas. A vrai dire, il en garde un souvenir mitigé. Je crois que Valentin était un père horrible par certains côtés, mais que Jace n'a connu rien d'autre que le peu d'affection et de gentillesse qu'il lui témoignait.

Une vague de tristesse la submergea.

Il me semble qu'il a longtemps gardé un souvenir ému de lui, reprit-elle.

Je n'arrive pas à croire que cet homme soit capable de gentillesse. C'est un monstre.

Jace est son fils. Et ce n'était qu'un enfant à l'époque. Je crois que Valentin l'aimait, à sa manière!

Non, lâcha Sébastien d'un ton brutal. C'est impossible.

Clary sursauta et fut tentée de se retourner, mail elle se ravisa. Tous les Chasseurs d'Ombres étaient un peu chatouilleux au sujet de Valentin - elle frémit en songeant à l'Inquisitrice - et elle ne pouvait pas leur en vouloir.

   Tu as sans doute raison.

On est arrivés, annonça Sébastien avec tant de brusquerie que Clary se demanda si elle l'avait blessé.

Il se laissa glisser de son cheval mais, quand il leva les yeux vers elle, il souriait.

On a été plus rapides que prévu, déclara-t-il en attachant les rênes du cheval à la branche la plus basse d'un arbre.

D'un geste, il fit signe à Clary de descendre et, après un moment d'hésitation, elle se laissa tomber dans ses bras en se cramponnant à lui malgré elle, les jambes flageolantes après la longue chevauchée.

Elle sentit le souffle chaud de Sébastien contre sa nuque et frissonna. Ses mains s'attardèrent sur son dos, et il la lâcha à contrecœur. Consciente qu'elle rougissait, elle pria intérieurement pour que la blancheur de sa peau ne la trahisse pas.

Alors... c'est ici ? lança-t-elle en jetant un regard autour d'elle.

Ils avaient fait halte dans un petit vallon niché entre deux collines. Un rideau d'arbres noueux masquait une clairière. Leurs branches décharnées se détachant sur le ciel bleu étaient d'une beauté presque sculpturale mais, hormis ce détail...

Il n'y a rien ici, lâcha-t-elle en fronçant les sourcils.

Clary. Concentre-toi.

Tu veux dire que c'est un charme ? Mais, d'habitude, je n'ai pas besoin de...

À Idris, les charmes sont en général plus puissants qu'ailleurs. Il faut souvent faire plus d'efforts.

Il la prit par les épaules et la fit pivoter doucement.

Regarde la clairière.

Clary procéda à la pirouette mentale qui lui permettait de dissocier le charme de ce qu'il dissimulait, elle s'imagina en train de frotter de l'essence de térébenthine sur une toile afin d'ôter les couches de peinture qui masquaient le tableau en dessous. Soudain apparut une petite maison en pierre avec un toit pointu et une cheminée crachant un mince ruban de fumée. Une allée sinueuse bordée de cailloux menait à la porte. Sous les yeux de Clary, la fumée cessa de décrire des volutes et prit la forme d'un point d'interrogation tremblotant.

Sébastien éclata de rire.

   Je crois que ça signifie : qui est là ?

Clary resserra les pans de son manteau autour d'elle. Le vent ne soufflait pas bien fort, et cependant elle se sentait glacée jusqu'aux os.

   Tu as froid? s'enquit Sébastien en passant le bras autour de ses épaules.

Aussitôt, le point d'interrogation qui se dessinait au-dessus de la cheminée se désagrégea pour former de petits cœurs. Clary se déroba à l'étreinte de Sébastien, à la fois gênée et coupable comme si elle venait d'être prise en faute. Elle pressa le pas dans l'allée, Sébastien sur les talons. Ils en avaient parcouru la moitié quand la porte s'ouvrit brusquement.

Bien qu'elle fût obsédée par l'idée de retrouver Ragnor Fell depuis que Madeleine lui avait révélé son nom, Clary ne s'était jamais demandé de quoi il avait l'air. Si on lui avait posé la question, elle aurait décrit un homme massif et barbu avec une allure de Viking.

Mais l'individu qui s'avança sur le seuil était grand et mince, avec des cheveux noirs coiffés en épi. Il portait un tee-shirt moulant en résille dorée et un pantalon de pyjama en soie. Il posa sur Clary un regard vaguement intrigué en tirant sur une pipe aux proportions gigantesques. Bien qu'il ne ressemblât en rien à un Viking, elle le reconnut immédiatement. Magnus Bane.

   Mais...

Sébastien paraissait aussi surpris que Clary. Il regarda Magnus bouche bée, l'air hébété.

   Vous êtes... Ragnor Fell? bégaya-t-il. Le sorcier ?

Magnus ôta la pipe de sa bouche.

   Non, je suis Ragnor Fell, le danseur exotique.

Sébastien semblait à court de mots. Quant à Clary, si elle ne savait pas trop à quoi s'attendre, elle ne pensait certainement pas tomber sur Magnus.

   Nous sommes venus vous demander de l'aide, reprit son compagnon. Je m'appelle Sébastien Verlac, voici Clarissa Morgenstern. Sa mère est Jocelyne Fairchild...

   Ça m'est bien égal de savoir qui est sa mère, rétorqua Magnus. Je ne reçois que sur rendez-vous. Revenez un autre jour. Mars, ce serait parfait.

   M... Mars ? bredouilla Sébastien, horrifié.

   Vous avez raison. C'est trop pluvieux, comme mois. Que pensez-vous de juin ?

Sébastien se redressa d'un air digne.

   Je ne crois pas que vous ayez conscience de l'Importance...

   Sébastien, ne te donne pas cette peine, lâcha Clary avec dégoût. Il essaie de t'emmêler les pinceaux. Il ne peut pas nous aider, de toute façon.

Sébastien parut encore plus décontenancé.

   Mais je ne vois pas pourquoi...

   Bon, ça suffit, décréta Magnus en claquant des doigts.

Sébastien se figea, la bouche grande ouverte, la main tendue.

   Sébastien !

Clary s'avança pour le toucher, mais il était aussi rigide qu'une statue. Seul le mouvement imperceptible de sa poitrine prouvait qu'il respirait encore.

   Sébastien ? répéta-t-elle.

Cependant, elle avait déjà compris que c'était sans espoir : il ne pouvait ni la voir ni l'entendre. Furieuse, elle se tourna vers Magnus.

  Je n'arrive pas à croire que tu aies fait une chose pareille ! C'est quoi, ton problème ? Je ne sais pas ce qu'il y a dans cette pipe, mais elle a dû te griller le cerveau ! Sébastien est de notre côté.

  Et moi, je ne suis du côté de personne, Clary chérie, répliqua Magnus en agitant sa pipe. C'est ta faute si je l'ai figé. Tu étais à deux doigts de lui révéler que je ne suis pas Ragnor Fell.

   Mais tu n'es pas Ragnor Fell !

Magnus cracha un nuage de fumée et la dévisagea d'un air songeur.

   Viens. J'ai quelque chose à te montrer.

Tenant la porte de la maisonnette, il lui fit signe d'entrer. Après avoir jeté un regard incrédule à Sébastien, elle le suivit à l'intérieur.

Le cottage était plongé dans la pénombre. Dans la faible clarté qui filtrait par les volets, Clary distingua les contours d'une vaste pièce où flottait une odeur étrange de détritus brûlés. Magnus claqua des doigts une deuxième fois et des flammes bleutées en jaillirent.

Clary eut un hoquet de surprise. La pièce était sens dessus dessous : les meubles avaient été fracassés, les tiroirs ouverts, leur contenu vidé par terre, les livres déchirés, les vitres brisées.

Hier soir, j'ai reçu un message de Fell me demandant de le rejoindre ici, déclara Magnus. A mon arrivée, j'ai trouvé sa maison dans cet état. Tout avait été détruit, et ça empestait le démon.

Mais les démons ne peuvent pas fouler le sol d’Idris !

Je n'affirme rien, je constate. C'était une odeur d’origine démoniaque. Ragnor était allongé par terre. Mort. Qui savait que tu étais à sa recherche ?

Madeleine, murmura Clary. Mais on l'a tuée, elle aussi. Sébastien, Jace, Simon. Les Lightwood...

Ah, fit Magnus. Si les Lightwood sont au courant, l'Enclave aussi, et Valentin a des espions parmi ses membres.

J'aurais dû me taire au lieu de questionner tout le monde à son sujet, gémit Clary, horrifiée. C'est ma faute. J'aurais dû prévenir Fell...

Dois-je te rappeler que tu n'arrivais pas à mettre la main sur lui ? Ecoute, Madeleine et toi, vous considériez juste Fell comme un moyen d'aider ta mère. Vous ne pensiez pas qu'il pourrait intéresser Valentin pour d'autres raisons. S'il ignore comment réveiller ta mère, il sait probablement que son état a un rapport avec un objet qu'il convoite. Un livre de sortilèges en particulier.

Comment tu as découvert tout ça ?

C'est Ragnor qui me l'a dit.

Mais...

Magnus l'interrompit d'un geste.

  Les sorciers ont des moyens de communiquer entre eux. Ils possèdent leur propre langage.

Il leva la main dans laquelle brûlait la flamme bleue. Des lettres de feu apparurent sur les murs, comme de l'or liquide gravé dans la pierre, formant des mots illisibles.

   Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Clary.

  Juste avant de mourir, Ragnor a écrit ce message afin que le premier sorcier qui franchirait cette porte apprenne ce qui lui était arrivé.

Magnus se tourna vers Clary, et les lettres d'or illuminèrent ses yeux de chat.

  Les serviteurs de Valentin l'ont attaqué pour récupérer le Livre Blanc. Avec le Grimoire, il compte parmi les traités de magie les plus célèbres jamais écrits. La formule de la potion absorbée par Jocelyne et celle de son remède se trouvent dans ses pages.

Clary écarquilla les yeux.

   Alors il était caché ici ?

  Non. Il appartenait à ta mère. Ragnor lui a seulement suggéré où le cacher pour que Valentin ne mette pas la main dessus.

   Où?

  Dans le manoir familial des Wayland. Ils vivaient tout près de chez tes parents, c'étaient leurs plus proches voisins. Ragnor a conseillé à ta mère de dissimuler le livre chez eux, là où Valentin n'irait jamais le chercher. Dans la bibliothèque, plus précisément.

  Mais Valentin a occupé le manoir des Wayland pendant des années ! Il aurait dû le trouver...

  Il était caché dans un autre livre qu'il ne risquait pas d'ouvrir.

Magnus eut un sourire en coin.

  Recettes simples pour les ménagères. On ne peut pas nier que ta mère a le sens de l'humour.

   Alors tu es allé chez les Wayland ? Tu as cherché le livre

Magnus secoua la tête.

   Clary, des boucliers protègent le manoir. Ils ne sont pas seulement censés éloigner l'Enclave mais aussi et surtout les Créatures Obscures. Si j'avais le temps de me pencher sérieusement sur la question, je parviendrais peut-être à les neutraliser, mais...

   Alors personne ne peut entrer dans ce manoir ? s’écria Clary, désemparée.

   Je n'ai pas dit ça. Personnellement, je connais au moins une personne qui en soit capable.

   Tu parles dé Valentin ?

   Je parle de son fils.

Clary secoua la tête.

   Jace n'acceptera jamais de m'aider, Magnus. Il ne veut pas de moi ici. Je doute même qu'il veuille encore m'adresser la parole. 

Magnus lui lança un regard pensif.

   Et moi, je crois qu'il n'y a pas grand-chose que Jace te refuserait si tu le lui demandais.

Clary ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Magnus avait deviné les sentiments d'Alec pour Jace,  ceux de Simon pour elle. Ce qu'elle éprouvait pour Jace devait se lire sur son visage en ce moment même, et Magnus n'avait pas son pareil pour déchiffrer les expressions. Elle détourna les yeux.

   Admettons que j'arrive à le convaincre d'aller récupérer ce livre au manoir avec moi, et ensuite ? Je ne sais pas jeter un sort ni fabriquer un antidote…

Magnus ricana.

  Tu crois que je t'ai raconté tout ça pour le plaisir ? Une fois que tu seras en possession du Livre Blanc, je veux que tu me l'apportes immédiatement.

   Ce livre t'intéresse ?

  C'est l'un des manuels de sortilèges les plus puissants au monde. Bien sûr qu'il m'intéresse. En outre, il appartient de droit aux Enfants de Lilith. C'est à un sorcier qu'il revient.

   Mais j'en ai besoin... pour guérir ma mère…

  Il ne t'en faut qu'une seule page, que tu pourras garder. Le reste est pour moi. En échange, je préparerai l'antidote pour toi et je l'administrerai à Jocelyne. C'est honnête, comme marché.

Il tendit la main.

   Tope là.

Après une hésitation, Clary lui serra la main.

   J'espère que je ne vais pas le regretter.

Magnus se tourna gaiement vers la porte ; sur les murs, les lettres s'éteignaient déjà.

   Les regrets ne servent à rien, tu ne trouves pas ?

Dehors, le soleil semblait particulièrement éblouissant après les ténèbres de la maisonnette. Clary cligna des yeux et retrouva la scène qu'elle avait laissée en entrant : les montagnes au loin, Wayfarer en train de mâchonner paisiblement des touffes d'herbe, et Sébastien immobile comme une statue, la main toujours tendue. Elle se tourna vers Magnus.

   Tu veux bien le défiger maintenant, s'il te plaît ?

Magnus sourit.

Je dois dire que j'ai été surpris en recevant le message de Sébastien ce matin. Il prétendait te faire une faveur, rien de moins. Comment l'as-tu rencontré ?

   C'est un cousin d'amis des Lightwood. Un gentil garçon, je t'assure.

   Gentil ? Beau comme un dieu, oui ! observa Magnus en posant un regard rêveur sur l'intéressé. Tu devrais le laisser ici. Je pourrais m'en faire un portemanteau.

   Non. Tu ne peux pas le garder.

   Pourquoi donc ? Il te plaît ?

Les yeux de Magnus étincelèrent.

   En tout cas, toi tu lui plais, reprit-il. Je l'ai vu essayer de te prendre la main comme un écureuil se jetant sur des noisettes.

   Parlons plutôt de tes amours. Des nouvelles d'Alec ?

   Il refuse d'admettre que nous sommes ensemble, Alors je l'ignore. L'autre jour, il m'a envoyé un message. Il était adressé au « sorcier Bane », comme si j'étais un parfait étranger. Il en pince toujours pour Jace, à mon avis, bien que cette relation-là n'ait aucune chance d'aboutir. Mais j'imagine que tu es familière de ce genre de problème.

Oh, la ferme, marmonna Clary en jetant un regard noir à Magnus. Ecoute, si tu refuses de défiger Sébastien, je ne bougerai pas d'ici et tu ne récupéreras jamais le Livre Blanc.

      Oh, ça va, tu as gagné. Je peux te demander un service en contrepartie ? Ne lui révèle pas ce que je t'ai confié, ami des Lightwood ou pas.

À ces mots, Magnus claqua impatiemment des doigts. Sébastien reprit vie comme le personnage d'une vidéo sur pause qu'on remettrait en marche.

  ... il refuserait. C'est une question de vie ou de mort.

Avec vous autres Nephilim, c'est toujours une question de vie ou de mort, répliqua Magnus. Allez- vous-en. Vous commencez à m'ennuyer.

      Mais...

      Ouste ! fit Magnus d'un ton menaçant.

Des étincelles bleues jaillirent de ses longs doigts, et une odeur de brûlé envahit soudain l'atmosphère. Ses yeux de chat étincelèrent. Même si elle savait qu'il jouait la comédie, Clary ne put s'empêcher de reculer.

   Je crois qu'on devrait lui obéir, Sébastien.

   Mais, Clary...

  Partons, insista-t-elle en le prenant par le bras pour l'entraîner de force vers Wayfarer.

Il la suivit à contrecœur en marmonnant. Clary jeta un coup d'œil par-dessus son épaule avec un soupir de soulagement. Magnus était planté sur le seuil de la maisonnette, les bras croisés sur la poitrine. Posant son regard sur elle, il sourit et lui adressa un clin d'œil imperceptible.

 

 

      Je suis vraiment désolé.

Sébastien posa la main sur l'épaule de Clary tandis que, de l'autre, il la prenait par la taille pour l'aider à se mettre en selle. Ignorant la petite voix qui lui soufflait de ne pas remonter sur ce cheval - ni sur aucun autre, d'ailleurs -, elle se laissa hisser sur la selle en essayant de s'imaginer qu'elle se tenait en équilibre sur un gros canapé bringuebalant et non sur une créature de chair et d'os qui risquait de la mordre à tout moment

   Pourquoi ? demanda-t-elle comme il enfourchait sa monture avec une facilité à la fois agaçante et rassurante.

   A l'évidence, lui savait ce qu'il faisait, songea-t-elle tandis qu'il se penchait pour prendre les rênes.

   Pour Ragnor Fell. Je ne m'attendais pas à un tel refus. Les sorciers sont capricieux. Tu en as déjà rencontré ?

   Oui. Magnus Bane. C'est le Grand Sorcier de Brooklyn.

Elle se retourna pour lancer un dernier regard à la maisonnette qui disparaissait dans le lointain. La fumée sortant de la cheminée formait de petites silhouettes dansantes. Des Magnus miniatures ? A cette distance, Clary n'aurait pas pu en jurer.

   Est-ce qu'il ressemble à Fell ?

   Oh, énormément. Ne t'inquiète pas pour Fell. Je savais qu'on risquait d'essuyer un refus. 

   Mais je t'avais promis mon aide, protesta Sébastien, l'air sincèrement contrarié. Eh bien, heureusement que j'ai autre chose à te montrer ; la journée ne sera pas complètement perdue.

   Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle en se tournant vers lui.

Le soleil, à présent haut dans le ciel, auréolait d'or les cheveux noirs de Sébastien. Il sourit.

   Tu verras.

A mesure qu'ils s'éloignaient d'Alicante, des murs de feuillage se dressaient de part et d'autre de la route, s'ouvrant çà et là sur des panoramas d'une beauté improbable : lacs bleu glacier, vallées verdoyante, montagnes grises, fleuves argentés, ruisseaux bordés de fleurs. Clary se demandait à quoi ressemblait la vie dans cette contrée. Sans la présence rassurante des gratte-ciel autour d'elle, elle se sentait nerveuse, presque vulnérable.

Non que les environs soient inhabités. De temps à autre, le toit d'un grand bâtiment de pierre émergeait d'entre les arbres. Sébastien lui expliqua en criant dans son oreille que c'étaient des propriétés de campagne appartenant à des familles fortunées. Elles évoquaient à Clary les vastes demeures anciennes qui bordent l'Hudson, au nord de Manhattan, un lieu de villégiature où les riches New-Yorkais venaient passer l'été un siècle plus tôt.

Devant eux, la route caillouteuse avait laissé place à un chemin de terre. Clary fut tirée de sa rêverie au moment où, parvenu au sommet d'une colline, Sébastien tira sur les rênes de Wayfarer.

   Nous y sommes, annonça-t-il.

Clary ouvrit de grands yeux. Elle se trouvait devant un tas de décombres noircis qui, au vu de ce qu'il en restait - un bout de cheminée toujours pointé vers le ciel et un pan de mur dans lequel s'ouvrait une fenêtre -, avaient jadis dû être une maison. Du chiendent s'épanouissait parmi les fondations, vert sur le noir de la pierre.

   Je ne comprends pas. Pourquoi sommes-nous ici ?

   Tu ne devines pas ? s'étonna Sébastien. C'est ici que ta mère et ton père ont vécu, et que ton frère a vu le jour. Ce sont les ruines du manoir des Fairchild.

Pour la énième fois, la voix de Hodge résonna dans la tête de Clary. « Après avoir allumé un grand feu, il s’est jeté dedans avec sa femme et son enfant. Sur sa terre calcinée, personne n'a rien bâti depuis. On prétand qu'elle est maudite. »

Sans un mot, elle sauta au bas du cheval et dévala la pente de la colline malgré les appels de Sébastien. Le terrain s'aplanissait à l'endroit où s'élevait jadis la maison ; les pierres noircies de l'allée craquèrent sous ses pieds. Parmi les herbes hautes, elle repéra un escalier qui s'arrêtait abruptement à un mètre du sol.

   Clary...

Sébastien la rejoignit bientôt mais elle s'aperçut à peine de sa présence. A pas lents, elle fit le tour de la propriété. Des arbres calcinés, à moitié morts. Un vaste terrain en pente, qui devait être ombragé, autrefois. Elle distingua au loin le toit d'un autre manoir, juste au-delà de la cime des arbres. Le soleil se reflétait sur des fragments de verre indiquant l'emplacement d'une fenêtre sur le seul pan de mur encore debout. Elle l'avança parmi les ruines, se représenta la répartition des pièces, dénicha même un vaisselier, renversé mais presque intact, et quelques débris de porcelaine parmi la terre noire.

Autrefois, une belle demeure s'élevait à cet endroit et des gens bien vivants l'habitaient. Sa mère y avait Vécu, s'y était mariée, y avait eu un enfant. Puis Valentin avait tout réduit en cendres et, en laissant croire à son épouse que son fils était mort, contraint cette dernière à dissimuler la vérité à sa fille... Une tristesse immense envahit Clary. Plus d'une vie avait été brisée à cet endroit. Elle porta la main à sa joue et s'étonnait presque de la sentir humide : elle s'était mise à pleurer sans s'en apercevoir.

  Clary, je regrette. Je pensais que tu voudrais voir le manoir.

Sébastien s'était frayé un chemin parmi les décombre pour la rejoindre en soulevant des nuages de cendre avec ses bottes. Il semblait inquiet.

   Oh, mais je suis contente de l'avoir vu. Merci.

Le vent qui s'était levé rabattait les mèches sombre de Sébastien sur son visage. Il sourit d'un air piteux.

  Ça doit être dur de s'imaginer tout ce qui s'est passé ici. Ta mère a dû faire preuve d'un courage incroyable.

  Oui, souffla Clary. Elle a toujours été courageuse.

   Toi aussi, dit-il en effleurant son visage.

   Sébastien, tu ne sais rien de moi.

   Ce n'est pas vrai.

D'un geste délicat, presque timide, il prit son menton dans sa main.

  J'ai tellement entendu parler de toi, Clary ! Je sais que tu as affronté ton père pour récupérer la Coupe Mortelle, et que tu es entrée dans un hôtel infesté de vampires pour voler au secours de ton ami C'est Isabelle qui m'a tout raconté. Sans compter les rumeurs. La première fois que j'ai entendu ton nom, j'ai eu envie de te connaître. J'étais certain que tu étais quelqu'un d'extraordinaire.

  J'espère que tu n'es pas trop déçu, répliqua-t-elle avec un rire forcé.

  Non, pas du tout, murmura-t-il en l'attirant contre lui.

Clary fut trop surprise pour réagir, même lorsqu'il se pencha vers elle et qu'elle comprit, un peu trop tard, ce qu'il s'apprêtait à faire. Instinctivement, elle ferma les yeux tandis qu'il posait ses lèvres sur les siennes, et un frisson lui parcourut le dos. Une envie brutale d'être embrassée pour ne plus penser à rien s’empara d'elle. Elle noua ses bras autour de son cou, à la fois pour ne pas perdre l'équilibre et pour se serrer foutre lui.

Les cheveux de Sébastien étaient doux au toucher sans être soyeux comme ceux de Jace. Pourquoi fallait-il qu'elle pense à lui en ce moment même ? Elle chassa son image de son esprit. Sébastien lui caressa la joue. Ses gestes étaient tendres, malgré ses doigts calleux. Evidemment, Jace avait les mêmes mains rugueuses, à cause des combats : peut-être en allait-il de même pour tous les Chasseurs d'Ombres...

De nouveau, elle s'efforça de repousser cette pensée, Mais rien n'y fit. Elle voyait même les yeux fermés les pleins et les creux de ce visage qu'elle n'avait jamais réussi à dessiner, bien qu'il reste gravé dans sa mémoire; les jointures délicates de ses mains, ses épaules couvertes de cicatrices...

Le désir qui l'avait submergée reflua instantanément. Elle se raidit tandis que Sébastien pressait ses lèvres sur les siennes et enlaçait sa nuque. Elle avait l'Impression que c'était encore plus mal que de désirer sans espoir quelqu'un qu'elle ne pourrait jamais avoir.

Et soudain, dans un sursaut d'horreur, comme si elle venait d'être précipitée dans un trou noir, elle recula et manqua trébucher. Si Sébastien ne l'avait pas retenue, elle serait tombée. Il la dévisagea d'un air hagard, les joues cramoisies.

   Clary, qu'est-ce qui ne va pas ?

  Rien, répondit-elle d'une voix à peine audible. Rien du tout. C'est juste que... je n'aurais pas dû. je ne suis pas prête...

  Tu trouves que c'est allé trop vite ? On peut ralentir...

Il avança la main vers elle et, involontairement, elle recula de nouveau. Il paraissait abasourdi.

   Je ne vais pas te manger.

   Je sais.

  Il s'est passé quelque chose ? s'enquit-il en repoussant ses cheveux en arrière et, cette fois encore, elle réprima l'envie de se dérober à ses caresses. Est-ce que Jace...

   Jace ?

Avait-il deviné qu'elle pensait à lui ?

  Jace est mon frère. Qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans ? Ou veux-tu en venir ?

   Je croyais juste...

Il secoua la tête ; sur son visage, la tristesse le disputait à la confusion.

   Peut-être que quelqu'un t'a fait du mal.

Doucement mais fermement, Clary repoussa sa main qui s'attardait sur sa joue.

   Non. (Elle hésita.) Ce n'est pas bien, c'est tout

   Comment ça ? fit-il, incrédule. Clary, il y a quelque chose entre nous. Tu le sais aussi bien que moi. Dés l'instant où je t'ai vue...

   Sébastien, arrête...

   Tu es celle que j'attends depuis toujours, je l'ai senti. Et tu l'as senti, toi aussi, je l'ai vu. Tu ne peux pas le nier.

Clary ne ressentait rien de tel. Elle avait seulement eu l'impression, au détour d'une rue dans une ville étrange, de tomber sur sa maison. En somme, elle l'avait rien éprouvé d'autre qu'un sentiment surprenant et légèrement désagréable de familiarité. Comme quand on pense : « Qu'est-ce que ça fait là, ça ? »

    Tu t'es fait des idées, dit-elle simplement.

La rage soudaine, incontrôlable qu'elle lut dans ses yeux la prit par surprise.

   Ce n'est pas vrai ! s'écria-t-il en lui saisissant les poignets.

Elle tenta de se dégager.

   Sébastien...

   Ce n'est pas vrai.

Ses yeux lançaient des éclairs et son visage blême était un masque de colère.

   Sébastien, répéta-t-elle en s'efforçant de garder son calme. Tu me fais mal.

Il se décida à la lâcher et elle s'aperçut qu'il respirait avec peine.

   Je suis désolé, murmura-t-il. Je croyais...

« Eh bien, tu t'es trompé », avait envie de dire Clary, mais elle ravala ses mots de peur qu'il se remette en colère.

   On devrait rentrer, lâcha-t-elle. Il va bientôt faire nuit.

Il hocha distraitement la tête, apparemment aussi gêné qu'elle par sa réaction. Se détournant, il se dirigea vers Wayfarer, qui paissait tranquillement à l'ombre d'un arbre. Clary hésita quelques instants avant de le suivre. Elle n'avait pas d'autre alternative de toute façon. Elle jeta un coup d'œil furtif à ses poignets : les doigts de Sébastien y avaient laissé une marque rouge. Mais, le plus bizarre, c'étaient ces tache noires, semblables à de l'encre, sur sa peau.

Sans mot dire, Sébastien l'aida à se remettre en selle.

   Je suis désolé, je n'insinuais rien du tout, déclara-t-il enfin. Jace ne ferait jamais rien qui puisse te nuire. Je sais que c'est pour ton bien qu'il a rendu visite à son vampire emprisonné dans la Garde...

Soudain, le monde sembla s'arrêter. Clary entendit sa propre respiration siffler à ses oreilles et contempla ses mains, figées comme celles d'une statue sur le pommeau de la selle.

   Un vampire ? murmura-t-elle.

Sébastien posa sur elle un regard surpris.        

   Oui. Simon, celui qu'ils ont ramené de New York avec eux. Je croyais que tu étais au courant. Jace ne t'a rien dit ?